Comment avez-vous choisi la photo de Paul, votre père, en couverture ?
Ce choix m’a paru évident car la photo a été prise à l’École du Bourg, à Aulnay, en 1948. L’établissement a subi de plein fouet la contamination du CMMP. Paul portait déjà en son corps des fibres d’amiante, sans le savoir.
Cette photo montre un gosse innocent, qui ne demandait rien à personne, un petit garçon heureux, qui lance aussi un regard accusateur aux industriels qui l’ont empoisonné : « Regardez ce que vous avez fait ! ». Sur le site de Ban Asbestos France, dans l’historique de la lutte citoyenne contre le CMMP, Nicole Voide a aussi choisi une photo de son frère Pierre, prise à l’école du Bourg.
Dans Amiante et mensonge : notre perpétuité, vous mettez des photos de votre famille quand vous apprenez enfin le retraitement de l'amiante du CMMP par voie de presse. Pourquoi ce choix ?
Parce que c’est un moment crucial : celui où nous comprenons que c’est le CMMP qui est à l’origine de la contamination à l’amiante de ma grand-mère, Simone, emportée en dix mois par un mésothéliome, en juin 1978. Jusqu’ici, nous ne comprenions pas où elle avait pu respirer cette fibre. Il n’y avait pas d’amiante dans son environnement : elle vivait depuis dix-sept ans à la campagne, avait une vie saine. À l’époque de sa maladie, aucun personnel médical n’évoque l’amiante. Nous avons compris l’origine de son cancer quand les médias ont parlé des premières plaintes de victimes au milieu des années 90. Mais nous nous interrogions encore sur le lieu de sa contamination. Le temps avait passé mais pour mon père, le cadet de ses enfants, ce n’était pas une affaire classée.
La lumière ayant été faite, car personne dans la famille ne savait quelle avait été l’activité de cette usine (et c’était le cas de très nombreux riverains), c’est ce moment que j’ai choisi pour présenter visuellement les victimes de ma famille.
En dehors de quelques sujets du Parisien et de France Télévisions que vous évoquez dans le livre, l'amiante est rarement couvert par les médias. Comment expliquez-vous cette situation et qu'est-ce que ça vous évoque ?
L’État et ses dirigeants, quels qu’ils aient été ou quels qu’ils soient, ont tout fait pour que le scandale de l’amiante soit le moins possible médiatisé, pour que les victimes de l’amiante deviennent les invisibles de notre société. Et la stratégie a été la même dans de nombreux endroits du globe ! Trop de personnalités se sont enrichies avec cette fibre assassine, alors que ses effets mortifères étaient démontrés depuis… 1906 ! Des politiques de tous bords ont été impliqués, des scientifiques, des médecins ont accepté de mentir au profit des industriels en niant la toxicité de l’amiante, puis en en prônant l’usage contrôlé. Annie Thébaud-Mony l’explique bien mieux que moi dans La science asservie, aux Éditions La Découverte (2014). Une stratégie du doute a été mise en place par ces industriels, et par ceux qu’ils avaient soudoyés. Elle a conduit à retarder l’interdiction de l’amiante, seulement en 1997, pour ce qui concerne la France. Le Comité Permanent Amiante (1982-1995), lobby des industriels, a particulièrement œuvré à cette tragédie. Certains de ses membres sont toujours en vie, et la stratégie actuelle vise à tout faire pour ne pas mettre en cause ces complices, qui ont (devraient avoir ?) sur la conscience des milliers de morts.
Vous évoquez également le dédain de l'hôpital lors du traitement de votre père dans votre livre ; ainsi qu'on vous ait caché des essais thérapeutiques qui seraient plus efficaces et pratiqués dans 3 hôpitaux français sous prétexte d'un "protocole national unique". La France perd-elle la hauteur et la réputation qu'elle avait dans le traitement de ses malades et qu'est-ce que cette situation vous inspire avec le recul ?
Les gens de médecine qui avaient le sort de mon père entre leurs mains déshonorent clairement, pour moi, et la profession médicale, et le serment d’Hippocrate. Ils pratiquent une médecine de classe. De nombreuses victimes de l’amiante en ont subi les conséquences. Il est certain que ces personnes ne font pas honneur à qui que ce soit. Nous avons tous des devoirs et des droits. Je pense pouvoir dire que ma famille, comme tant d’autres, s’est toujours acquittée de ses devoirs, qu’ils soient électoraux, citoyens… Mais nos droits ont été méprisés. Nous avons été traités comme des citoyens de seconde zone. Personne ne devrait jamais avoir à subir cela.
Je vais résumer ce que cela m’inspire en répondant à la question suivante.
Avez-vous une explication sur le fait que les malades soient si mal informés que ce soit Cancer info service ou sur la situation de l'usine d'Aulnay ?
Notre médecin généraliste m’a raconté un fait qui résumé tout : pour toute pathologie, la plus rare soit-elle, les médecins ont accès aux coordonnées des spécialistes concernés. Le mésothéliome est une exception. Il en était en tout cas ainsi en 2014-2015. Pas d’établissement(s) de référence !
Un traitement de chimiothérapie inefficace, qui ne fait que reculer l’inéluctable et provoque des effets secondaires terribles, a été validé et est la référence depuis 2006. Pourtant, à la fin des années 90, un traitement, à base d’immunothérapie, avait été testé à Marseille et à Créteil, avec des résultats probants quant à son efficacité. Je connais depuis 2016 une personne qui en a bénéficié en 1999. Elle était atteinte d’un mésothéliome. Nous sommes en 2018, et elle va très bien. Le traitement, qui était en phase IV, n’a pas été validé, et donc pas commercialisé. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est Henri Pézerat, qui était directeur de recherches au CNRS, toxicologue, lanceur d’alerte dès les années 60 sur les effets de l’amiante.
Officiellement, le traitement n’a pas été validé car le mésothéliome est soi-disant un cancer rare : il n’aurait pas été assez rentable… Dix personnes, au moins, en meurent en France chaque jour. Mon opinion est que l’« on » a jugé préférable que les victimes continuent à mourir en silence.
Pour répondre plus en détail à votre question, les malades ont mis longtemps à être informés sur la situation de l’usine d’Aulnay car l’ARS (Agence Régionale de Santé) parisienne n’a débuté une campagne de recherche des anciens élèves des établissements scolaires contaminés qu’en 2014, jusqu’en 2016. La promesse de cette recherche avait été faite aux associations en… 2001 !
Les associations attendent maintenant les résultats partiels de cette étude. Partiels puisqu’environ 7000 personnes ont été contactées sur les 14000 que contenaient les registres scolaires. Les riverains, les anciens salariés du CMMP n’ont pas été pris en compte, ce que nous déplorons fortement.
Pensez-vous que si Paul était parti dans le service spécialisé à Villejuif, il y aurait eu moins de galère, souffrance et que ça se serait peut-être mieux passé ? Ont-ils pu étudier son dossier, malgré sa disparition ?
Son dossier n’a pas été étudié après sa disparition. J’ai l’intention de le soumettre à un spécialiste lillois, médecin militant qui apporte son soutien à l’Andeva (Association Nationale des Victimes de l’Amiante).
Il est pour moi évident qu’avec des médecins faisant preuve d’humanité et de professionnalisme, les choses auraient été différentes. La relation médecin-patient est déterminante. Dans notre cas, elle s’est avérée inexistante. L’un des trois établissements spécialisés ne nous aurait certainement pas menti sur l’inefficacité du protocole national, et aurait procédé différemment, j’en suis certaine. Le mésothéliome dont était atteint mon père était localisé. Peut-être nous aurait-on proposé une opération visant à décortiquer la partie touchée de sa plèvre pariétale.
Peut-être nous aurait-on proposé de l’immunothérapie, quelque soin qui se rapprochait de l’approche de la fin des années 90, qui n’a pas été validée ? Peut-être nous aurait-on proposé une thérapie multimodale ? Quel aurait été le résultat ?
Dans tous les cas, notre parcours n’aurait pas pu être pire que celui infligé par les médecins de Nevers auxquels nous avons eu affaire.
Comment expliquez-vous qu'avec tous les rapports contre le CMMP établis depuis des décennies, rien n'ait été fait et que c'est peut-être votre médecin traitant qui vous a le plus aidé dans le cancer de Paul ?
Pour le CMMP comme pour tous les scandales de l’amiante, chantiers navals du Nord, du Sud de la France, plateforme chimique de Roussillon, Condé-sur-Noireau, la « vallée de la mort » en Normandie, comme pour tant d’autres lieux emblématiques, des médecins du travail ont eu leur part de responsabilité en niant, encore, la cancérogénicité de l’amiante.
Loin de moi l’idée d’en faire une généralité, mais certains médecins, de nos jours, couvrent encore le mensonge industriel. Dans mon livre, à la date du 13 septembre 2015, veille du décès de mon père, je parle d’un certain Dr Minotier, qui a eu une attitude abjecte envers les miens. Il était naguère médecin du travail pour les aciéries d’une petite ville industrielle à quelques kilomètres de Nevers. Il a fait passer de nombreux mésothéliomes décelés pour des cancers dus au… tabac !
Notre médecin traitant, lui, est très humain, et a cherché à comprendre. L’humanité, la quête de vérité, c’est là que réside toute la différence.
De nombreux services hospitaliers vont partiellement ou totalement fermer (dont certains pour motif économique) en Bourgogne. Qu'en pensez-vous ?
Le fait qu’une personne puisse mourir parce que privée de soins, pour la simple raison que les services de l’État ont décidé de la non-rentabilité d’un service d’urgence, par exemple dans une ville de taille moyenne comme Clamecy, est purement scandaleux. Le profit passe encore avant l’humain… Un patient qui déclenche un AVC n’aurait plus aucune chance de s’en sortir !
En février dernier TF1 a diffusé la série Les bracelets rouges avec des patients atteints de cancer. Selon vous, est ce important de voir ce type de programme à la télé sur le quotidien des patients et sont-ils suffisamment présents ?
Je vous avoue ne pas avoir eu le courage de regarder cette série, qui par ailleurs semble avoir le mérite de mettre en lumière ceux que la société ne montre presque jamais, les patients atteints de cancers. Ce que devrait aussi dire notre société, c’est que la plupart des cancers sont d’origine professionnelle, et qu’un cancer ne naît jamais du hasard. Seuls 2% des cancers sont, en France, reconnus comme maladies professionnelles !
Je n’ai pas eu le courage de regarder Les Bracelets Rouges, parce que notre relation avec le corps médical durant la maladie de mon père a été et reste un traumatisme, qui s’additionne à celui de sa contamination par le CMMP, en toute impunité.
Vous êtes aidée par des associations comme Ban Asbestos France ou Henri Pézerat. Concrètement quelles solutions apportent-elles ?
Ban Asbestos (« bannir l’amiante ») France fait partie d’un réseau mondial de lutte contre l’amiante. Un exemple concret, récent : le Brésil a interdit l’utilisation et la commercialisation de l’amiante en novembre 2017. Le réseau Ban Asbestos et l’inspectrice du travail Fernanda Giannasi ont joué un grand rôle dans cette décision. C’est une victoire historique !
L’association Henri Pézerat rassemble des luttes sociales concernant la santé, en lien avec le travail et l’environnement. Elle agit en termes de prévention pour la santé publique, aide à briser l’invisibilité des cancers d’origine professionnelle et environnementale. Elle rassemble des victimes de l’amiante, des pesticides, de l’industrie du nucléaire. Faire converger les expériences et les solutions apportées est inestimable. L’union fait la force, et fait bouger les lignes !
Echanger avec d'autres familles est important et vous en avez rencontré certaines. Etes-vous toujours en contact ?
Je suis toujours en contact avec ces familles. J’en ai rencontré d’autres, notamment lors de séances de dédicaces. Nous ne pouvons que nous comprendre. Les industriels de l’amiante ont tué trois des êtres qui me sont les plus chers, mais paradoxalement ma famille s’est agrandie. Je considère toute victime de l’amiante, et plus particulièrement celles du CMMP, comme des membres de ma famille. Nous avons subi le même outrage.
C'est d'ailleurs les personnes qui étaient le plus éloignées (vous relatez vos échanges réguliers avec une amie au Japon) qui vous ont plus soutenu que vos proches durant le cancer de votre père. C'est un peu paradoxal comme situation...
Nous sommes, par le nombre, une petite famille. Ceux qui sont encore en vie sont soit éloignés géographiquement, soit ils ne se sont pas sentis concernés. Le « cancer de l’amiante » est encore trop souvent considéré comme une maladie du monde ouvrier. Je suis fille d’ouvrier et j’en suis très fière. Paul était carreleur, mosaïste, marbrier, âtrier. Il avait choisices activités. Elles le passionnaient.
« On choisit ses copains mais rarement sa famille », chante Renaud dans Mon Beauf. Il a raison. La famille de cœur est importante.
Que souhaitez-vous dire aux familles ou aux victimes de l'amiante qui se sentiraient peut-être isolées ?
Je leur conseillerais de ne pas rester seules, de rejoindre des associations, que ce soit celles dont je fais partie, des branches de l’Andeva, de la Cavam, pour la mémoire de leurs proches, pour faire valoir leurs droits, mais aussi et surtout pour ne pas se laisser briser par une société qui cherche à nous rendre invisibles. Les victimes et leurs familles ont besoin de parler, d’échanger, d’être comprises. L’écoute est primordiale. C’est un des principes de base, par exemple, de l’Adeva Centre, dont je suis également membre. Se rassembler, s’entraider est apaisant et salvateur.
En octobre chaque année, toutes les sections de l’Andeva convergent à Paris, pour une grande manifestation réunissant des milliers de personnes concernées.
Le CMMP qui a retraité l'amiante à Aulnay et dont plusieurs personnes seraient malades, a bénéficié de non lieux en justice. Qu';attendez-vous aujourd'hui des responsables et des autorités face à l'indifférence que vous évoquez ?
Il y a, à ce jour, 234 victimes du CMMP, recensées grâce aux associations. La loi sur la personne morale, datant de 1994, qui met fin à toute rétroactivité, a aidé bien des pollueurs à ne pas se retrouver sur les bancs de la justice pour répondre des crimes qu’ils ont commis. Ils se sont octroyé un permis de tuer, mots que j’emprunte à Annie Thébaud-Mony. Je ne sais qu’attendre de gens qui ont fait ce choix en toute connaissance de cause. Ce que j’attends, en revanche, de l’État français, est qu’il fasse preuve d’une volonté de transparence, de vérité et de justice, inexistante jusqu’ici. Nous ne sommes pas des sous-citoyens et chacun, dans un pays dit de droit, doit répondre de ses actes. Qu’attendent-ils pour nous rendre justice ? La condamnation à perpétuité, chaque famille concernée en a écopé. La sentence est dans le mauvais camp.
Avec votre entourage vous avez souffert ces dernières années et pas seulement des souffrances psychologiques (c'est ce que vous racontez dans le livre). Comment allez-vous aujourd'hui ?
Un peu mieux depuis la sortie de notre livre, merci. Je dis « notre » car nous l’avons écrit à quatre mains, mon père et moi, malgré sa disparition, puisque j’ai recopié toutes ses notes. Plus ces événements seront mis en lumières, mieux je me sentirai.
Cependant, je dirais que cette tragédie m’a fait vieillir prématurément.
La décision de reverser vos droits d'auteur du livre Amiante et mensonge : notre perpétuité à l'association Ban Asbestos France a été spontanée ?
Tout à fait. J’ai l’intention de reverser les bénéfices à Ban Asbestos France, à l’association Henri Pézerat et à l’Adeva Centre. Je n’ai pas écrit cet ouvrage dans un but pécuniaire. Ma démarche est informative.
Que souhaitez-vous dire pour terminer ?
Je souhaiterais remercier Nicole et Gérard Voide, pour la lutte qu’ils mènent toujours pour la mise en lumière des victimes du CMMP, we are family! Merci à Annie Thèbaud-Mony et à Serge Moulinneuf, président de l’Adeva Centre, pour les marques d’affection, de soutien, d’amitié qui ont permis que ce livre voie le jour. Merci à ma maman, à mon compagnon, à ma petite épagneule, à Éliane et à Jocelyne, à tous les bénévoles des associations de lutte contre l’amiante. Merci à vous, Maxime, de me donner cet espace d’expression. Et une pensée toute particulière pour Luce W. et pour son papa, un autre Paul, et une autre Virginie…
Merci à Virginie Dupeyroux d'avoir témoigné.